«Le modèle de la réduction des coûts nous envoie droit dans le mur !»

Le 01/05/2014 à 15:00

Mesures. José Gramdi, lors de votre présentation intitulée «La voie de la relocalisation industrielle» dispensée lors de la manifestation Industrie Paris 2014, vous avez dressé un portrait au vitriol du modèle actuel de la plupart des entreprises. Celles qui placent au sommet de leurs priorités la réduction des coûts de revient unitaires de leurs produits, dans le but d'accroître toujours plus leurs marges bénéficiaires, et qui sont ainsi amenées à délocaliser.Vous démontrez notamment l'incohérence de cette stratégie. Pouvez-vous nous exposer votre point de vue?

José Gramdi. Tout d'abord, permettez-moi de rappeler quelques chiffres provenant de l'Insee: entre 2001 et 2012,la France a perdu près d'un million d'emplois dans l'industrie, ceux-ci étant passé de 3,7 millions en 2001 à seulement 2,8 millions en 2012. Dans le même temps, le nombre de demandeurs d'emploi a bondi de 2 à 3 millions dans notre pays. Or ce désastre industriel est en grande partie dû à la pensée économique dominante qui veut que le coût de revient unitaire des produits fabriqués par une entreprise soit le plus bas possible. Et effectivement, aujourd'hui, la très grande majorité des entreprises partent du principe que leur compétitivité est uniquement basée sur le niveau de leur marge bénéficiaire, ce qui les pousse à réduire coûte que coûte le coût de revient unitaire des produits qu'ils fabriquent.Et immanquablement, cela les conduit très souvent à réduire leur masse salariale en délocalisant leurs unités de production dans des pays à bas coûts de main-d'œuvre, ce qui ruine notre industrie. Cette stratégie est basée sur un calcul très simple. Imaginons qu'une entreprise veuille commercialiser l'un de ses produits à 100 euros.Si elle le fabrique en France, le prix de revient unitaire de ce produit atteindra 80e, contre seulement 60 e si elle le produit dans une usine implantée dans un pays à bas coût de main-d'œuvre ou si elle l'importe. La différence étant essentiellement due aux coûts de travail. La conclusion que tire immanquablement le chef d'entreprise de ce calcul est qu'avec une marge nette de 40e pour une fabrication par exemple en Asie et de seulement 20e pour une production dans l'Hexagone, il n'y a pas photo: il faut délocaliser ou importer. C'est ce qu'illustre le schéma de la figure 1a. Mais cette manière de faire revient à ne regarder que par le petit bout de la lorgnette.

Mesures. Alors comment interpréter ces chiffres et en tirer une conclusion tout autre?

José Gramdi. En allant un peu plus loin que ce calcul simple, voire simpliste, on peut en effet tirer une tout autre conclusion que la délocalisation. Pour ce faire, il suffit de décomposer ce que le coût de revient recouvre. Pour simplifier, le coût de revient est la somme du coût d'achat, du coût de travail (R&D, conception, fabrication, vente, logistique, administratif, etc.) et du coût d'amortissement. Reprenons maintenant l'exemple du produit que l'entreprise veut vendre 100 e. Dans le cas d'une production en France, le coût de revient de 80e sera décomposé en 30e d'achat matière, 40ede coût de travail et 10 e d'amortissement. Dans le cas de ce même produit mais cette fois-ci importé car fabriqué dans un pays à bas coût de main-d'œuvre, la décomposition du coût de revient s'opérera par exemple de la manière suivante: 50 e en achat du produit fini importé, 10e en coût de travail (seulement logistique et administratif) et 0e en coût d'amortissement. C'est ce qui est illustré sur le schéma de la figure 1b. Maintenant, il suffit de convertir tous ces chiffres en valeur ajoutée produite par l'entreprise, valeur ajoutée qui, rappe-lons-le,concourt directement à la richesse de notre pays puisque la somme des valeurs ajoutées créées par toutes les entreprises françaises est égale au PIB national.

José Gramdi, enseignant-chercheur à l'Université de technologie de Troyes (UTT)

DR

Après l'obtention d'un DESS de robotique en 1988 et suite à un bref passage chez un éditeur de logiciels de supervision, José Gramdi crée son cabinet à Marseille en 1990. Pendant 12 ans il y développe une activité de conseil, de formation et de services en systèmes d'information industriels, pilotage temps réel de la performance et amélioration continue. En 2002, il rejoint l'Université de technologie de Troyes (UTT) en tant qu'enseignant-chercheur. Il y conçoit et développe des enseignements en systèmes d'information industriels et amélioration continue (théorie des contraintes, Lean Management , Six sigma). En tant que responsable de l'usine-école de l'établissement, il expérimente également diverses solutions MES et ERP avec pour objectif d'identifier et de mesurer leur impact sur la performance globale (throughput, lead-time, satisfaction client). Ses recherches se focalisent sur la modélisation, la simulation, l'optimisation et le pilotage de la performance globale des entreprises. En 2007, il invente le concept et l'indicateur de Performance interactionnelle globale (PIG) qu'il véhicule inlassablement en entreprise à travers ses conférences, ses formations et ses missions d'accompagnement. En 2013, José Gramdi publie, aux éditions Lexitis, un ouvrage de 165 pages intitulé «La boucle vertueuse de l'excellence» dans lequel il expose le fruit de sa réflexion sur le sujet. Il est par ailleurs directeur associé d'Interaxys, société spécialisée dans l'expertise en performance industrielle globale.

Mais la valeur ajoutée créée par une entreprise ne se limite pas à la marge qu'elle génère. Il faut aussi y ajouter l'amortissement et le travail, car l'achat de machines par l'entreprise mais aussi le fait de fournir un pouvoir d'achat à ses employés en leur versant un salaire concourent à la bonne santé de notre économie et à l'augmentation de la richesse de notre pays. Et qui dit bonne santé de l'économie et croissance du PIB dit meilleures ventes pour l'entreprise en question. Il ne faut pas que les entreprises oublient que leurs salariés, ce sont aussi leurs clients, et amputer leur pouvoir d'achat ne peut avoir que des conséquences néfastes pour les en-treprises.Tout est lié : nos salariés sont nos clients; nos achats sont nos emplois. Si l'on applique cela à notre exemple, on s'aperçoit que la valeur ajoutée générée par le produit vendu 100 e mais fabriqué en France sera de 70 e contre seulement 50 e pour celui dont la production aura été délocalisée dans des pays à bas coût de main-d'œuvre. C'est l'objet du schéma de la figure 1c. Et on peut aller encore plus loin en disant qu'en achetant de la matière produite en France pour fabriquer son propre produit, l'entreprise créera encore davantage de valeur ajoutée. C'est cette création de valeur ajoutée en cascade qui bâtit brique par brique notre PIB. Or la délocalisation détruit ce cercle vertueux.

Mesures. Pour vous, la délocalisation est donc une pure hérésie.

José Gramdi. Oui, d'autant qu'elle possède de nombreux vices, à commencer par son impact environnemental à cause du transport des marchandises aux antipodes de là où elles sont produites, transport qui génère une empreinte carbone désastreuse. Et puis, c'est humain, lorsque l'on dispose de produits moins chers, provenant de Chine ou d'ailleurs, on a tendance à en acheter et à en consommer plus que nécessaire et donc à générer un gaspillage toujours plus important. Puis il y a surtout les vices cachés: quand on délocalise, on allonge de façon drastique la chaîne logistique, ce qui oblige l'entreprise à bâtir son modèle de fonctionnement à base de prévisions et d'anticipations des marchés afin de composer avec les délais de livraison très longs. C'est vraiment un comble à l'heure où le monde n'a jamais été aussi incertain et imprévisible! Et puis il y a les vices cachés qui découlent en fait de tout cela: dans leurs bilans comptables, les entreprises ne prennent bien évidemment pas en compte ce que j'appelle le syndrome des ventes ratées, ces affaires qui n'ont pu se concrétiser faute d'un temps de livraison suffisamment court et/ou d'une qualité de produit suffisante. Disposer du bon produit au bon moment est pourtant l'une des règles de base du commerce que toute entreprise qui souhaite prospérer se doit de suivre. Il faut donc basculer de la productivité à l'agilité. Sans compter les clients qui ne reviennent pas parce qu'ils ont eu à subir un manque de réactivité du sous-traitant local de l'entreprise situé à l'autre bout du monde, ou un retard de livraison impromptu lors d'une précédente commande à cause par exemple d'un problème de transport. Sans oublier les déplacements fréquents et coûteux en Asie ou ailleurs afin de contrôler et de surveiller un tant soit peu la production locale. Et que dire des stocks de marchandises non écoulés faute d'une bonne prévision du marché, un exercice qui devient de plus en plus aléatoire dans le monde actuel. Car, ce surplus de marchandises, il faudra bien le vendre à prix cassé, dans le meilleur des cas, ou le détruire, dans le pire.Tous ces éléments qui nuisent grandement à la compétitivité des entreprises et qui découlent de l'allongement de la supply chain inhérent à la délocalisation de la production ne sont bien évidemment pas pris en compte dans le modèle de la réduction du coût de revient cher aux entreprises mais qui conduit notre économie tout droit dans le mur et qui a été la cause de nombreux dépôts de bilan comme le montre la figure 2.

Mesures.Vous êtes en train de nous dire que le modèle économique dominant actuel des pays dits industrialisés a cassé une sorte de cercle vertueux en choisissant la voie de la délocalisation à tout va. Mais alors pourquoi une grande majorité de sociétés poursuit-elle cette voie?

José Gramdi. Le mécanisme décisionnel de la grande majorité des entreprises qui place l'optimisation du coût de revient unitaire audessus de tout, y compris au-dessus de la qualité des produits, de la réactivité de l'entreprise et de la satisfaction du client, nous fait clairement perdre notre dynamique industrielle et amplifie la spirale de la baisse de la valeur ajoutée en France et par conséquent de notre PIB. Et malheureusement, les mentalités sont extrêmement difficiles à changer dans notre pays. En fait, cela fait longtemps que ce cercle vertueux est cassé car il s'agit d'un héritage tout droit issu des Trente Glorieuses.Le modèle d'optimisation du coût de revient unitaire est presque gravé dans nos gênes industriels puisqu'il faut remonter au tout début du XX e siècle et à la formule de Dupont de Nemours pour théoriser cette idée. Cette formule dit que le rapport bénéfices sur capitaux engagés est directement proportionnel au rapport bénéfices sur chiffre d'affaires qu'il convient donc de maximiser en réduisant le coût de revient unitaire. A l'époque desTrente Glorieuses, la productivité était reine et ce modèle fonctionnait à merveille. Si bien que les entreprises en ont usé et abusé pour prospérer.

Mais à cette époque, les conditions idéales étaient réunies pour que cela marche avec une longue période de pénurie compte tenu de la forte demande au sortir de la seconde guerre mondiale et d'une offre encore peu fournie (voir la figure 3) . De plus, les clients n'étaient pas aussi exigeants qu'aujourd'hui et la mondialisation n'était pas d'actualité. Malheureusement, la situation macroéconomique a commencé à changer à partir du premier choc pétrolier et au cours d'une période comprise entre 1975 et 1995 que l'on pourrait appeler lesVingt Périlleuses, et au cours de laquelle les courbes de l'offre et de la demande se sont croisées. Et depuis 1995 et jusqu'à aujourd'hui, nous sommes clairement dans un régime d'abondance où l'offre dépasse largement la demande et où les clients sont beaucoup plus exigeants en termes de prix et de qualité. J'appelle cette période les Vingt Déterminantes car elles remettent clairement en cause le modèle basé sur l'optimisation du coût de revient unitaire qui fonctionnait si bien lors des Trente Glorieuses et qui ne marche plus désormais. Par analogie avec la mécanique des fluides, je comparerais les Trente Glorieuses à un régime laminaire, les Vingt Périlleuses à un régime transitoire et lesVingt Déterminantes à un régime turbulent où l'on ne peut que subir si notre modèle reste figé sur des principes dépassés. Il devient donc très urgent de changer de modèle.

L'ouvrage de José Gramdi intitulé « La boucle vertueuse de l'excellence » a été publié en 2013.

Mesures. Que préconisez-vous?

José Gramdi. La clé réside selon moi dans le remplacement impératif et rapide de la logique de productivisme par une logique de l'agilité qui permettra à l'entreprise de concilier compétitivité et satisfaction client. L'entreprise doit réagir aux perturbations, aux aléas, et avoir la faculté de se réinventer face à une nouvelle situation (concurrence, attentes des clients, technologie…). Il faut sortir de la logique cartésienne qui compartimente l'entreprise en plusieurs silos (marketing, communication, prospection, devis, commandes, conception, achats, réception, qualité, production, expédition, facturation) comme autant d'indicateurs parallèles qu'il faut absolument optimiser, indépendamment les uns des autres. Car c'est cette approche cloisonnée de l'entreprise par silos qui cause notre perte. En effet, compte tenu d'objectifs souvent contradictoires, l'optimisation de tous ces silos n'est pas forcément le gage d'un bon fonctionnement global de l'entreprise. Il faut au contraire privilégier une approche systémique de l'entreprise. Elaborée dans les années 1950,la systémique repose sur trois principes fondamentaux que l'on peut appliquer à l'entreprise.Le principe de système qui, comme l'a défini Joël de Rosnay, pionnier de la systémique, est un ensemble d'éléments en interaction dynamique, et structurés en fonction d'un objectif. Le principe de synergie qui stipule que le tout est plus que la somme de ses parties. Et enfin le principe de totalité qui précise que la somme des optimums locaux n'est pas l'optimum du système global. Bref, nous sommes ici dans une approche totalement opposée à la logique cartésienne de compartimentation par silos. Dans la logique systémique,l'entreprise est considérée comme un système avec une entrée et une sortie. On peut ainsi assimiler l'entreprise à un tuyau caractérisé par quatre paramètres. La section représente le débit de sortie des produits livrés, autrement dit la valeur ajoutée globale générée par l'entreprise. La longueur du tuyau correspond à la durée pour transformer la matière première en produit.Les fuites du tuyau traduisent la non-satisfaction du client (facteur qualité Q) et enfin son épaisseur équivaut aux charges globales d'exploitation de l'entreprise. Et plutôt que d'optimiser le coût de revient unitaire ou chaque silo, c'est un nouvel indicateur de performance de l'entreprise que je propose d'optimiser et qui combine les quatre paramètres décrits ci-dessus. J'ai baptisé cet indicateur PIG, pour Performance interactionnelle globale, dont l'optimisation dépend de l'interaction entre les cinq processus qui régissent le fonctionnement d'une entreprise,à savoir la vente qui transforme une demande du marché en commandes pour l'entreprise, la conception qui fait qu'un besoin exprimé par le client devient une solution technique opérationnelle, les achats qui transforment un besoin interne en une référence disponible, la production qui métamorphose la matière première en produit fini et, enfin, la logistique qui convertit une commande reçue en un produit livré. En analysant les différents éléments qui influencent la PIG, il est possible d'identifier aisément des pistes d'amélioration possible de la performance de l'entreprise, sans pour autant réduire sa masse salariale ni délocaliser.

Mesures. Dans votre intervention, vous avez dépeint un portrait assez noir de notre industrie et de la situation économique en France et avez poussé une sorte de cri d'alarme pour que les choses changent rapidement.Mais votre discours et vos solutions vont à l'encontre de l'ordre établi. Etes-vous optimiste ou pessimiste quant à l'avenir de notre industrie?

José Gramdi. Je suis davantage révolté qu'optimiste ou pessimiste car je suis persuadé que les entreprises françaises ont tous les atouts en main pour être performantes. Mais pour atteindre cet objectif, il faut absolument qu'elles s'extirpent des mécanismes qui ont régi lesTrentes Glorieuses et qui nous envoient aujourd'hui tout droit dans le mur. Et même s'il existe des solutions alternatives comme celle que nous avons évoquée ensemble dans ces lignes, ces mécanismes ont la dent dure, car ils sont profondément ancrés dans notre histoire industrielle. Mais le temps presse et un déclic rapide doit se passer pour qu'aux Vingt Déterminantes ne succèdent pas lesVingt Désastreuses. Je crois beaucoup à la formation des futurs dirigeants et à la prise de conscience des dirigeants actuels pour provoquer ce déclic. C'est ce que je m'évertue à faire à travers mon métier d'enseignant-chercheur à l'Université de technologie de Troyes où j'essaie de sensibiliser nos futurs ingénieurs à cette vision systémique de l'entreprise, par mes actions de conseil et de formation auprès des entreprises, par des conférences et des séminaires un peu partout en France comme je l'ai fait dans le cadre de la manifestation Industrie Paris 2014 et récemment par l'écriture d'un ouvrage sur ce sujet intitulé « La boucle vertueuse de l'excellence» [ voir encadré en page 19, NDLR ]. Je tiens d'ailleurs à remercier infiniment la revue Mesures pour la tribune que vous m'offrez ici.

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